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« Le monde a changé, il faut tenir compte des réalités « 

22.12.2014

"Le monde a changé , il faut tenir compte des réalités ".

Cette petite phrase inonde curieusement l'actualité. Elle en tire sa propre conclusion  : " il faut être pragmatique".

Le mot est lâché.

Sous couvert d'une évidence sans appel, du bon sens populaire, cette petite phrase vise à imposer un nouveau "prêt-à-penser" de la gouvernance mondiale dite moderne en l'opposant  " aux vieilles recettes du passé et aux idéologies d'un autre temps ".

A y regarder de plus près, elle avoue surtout que la nouvelle gouvernance ne consiste plus à vouloir à organiser le monde, mais à s'adapter au modèle de développement dominant.

Elle admet la soumission du politique, dépositaire du pouvoir citoyen, à l'ordre des choses, celui que dictent d'autres pouvoirs incontournables et implacables, économiques et financiers, vis-vis desquels il serait devenu irresponsable et contre productif de fixer des règles, des limites, et des objectifs.

Elle sous-entend que le monde tel qu'il a changé est la bonne réponse aux aspirations les plus profondes des peuples, la seule façon de poursuivre un développement tout en contrôlant les équilibres fondamentaux de la planète, le bon modèle pour satisfaire les besoins du plus grand nombre, et donc le seul chemin pour aller vers davantage de justice et d'égalité.

Cette petite phrase en conclut la fin des idéologies. Elle pourfend le conservatisme  des combats d'arrière-garde menés au nom de valeurs  qualifiées d'obsolètes, celles de la pensée humaniste qui ne cède pas face au tout-finance, tout-commerce, tout-économisme. Elle appelle "utopie" l'exigence d'un progrès dont le profit maximum à court terme n'en serait pas le moteur et donc le cœur du système.

La Fondation France Libertés dénonce cette tentative de main mise sur la pensée, et la retourne contre ses auteurs. Cette petite phrase est réversible.

Le monde a changé ? Bien sûr !

Dans le bon sens en de nombreux domaines. Et dans le mauvais : a-t-il réduit les injustices et les inégalités, ou au contraire aggravé le fossé entre ceux qui ont le plus et ceux qui ont le moins ? A-t-il abouti dans la reconnaissance de l'égal accès aux droits, ceux des Droits de l'Homme mais aussi, pourquoi pas, ceux des Droits Humains fondamentaux ? Permet-il l'accès aux biens communs sans considération de solvabilité économique pour y parvenir ? A – t-il pris soin de la préservation des ressources naturelles et de leur partage ou, au contraire, exploité celles-ci sans contraintes au profit de bénéfices économiques et financiers de quelques uns ? A-t-il conçu le progrès au service de l'humain et du vivant, ou à celui de la protection d'un système économique qui s'attribue une vocation civilisatrice universelle ?

Tenir compte des réalités ? Bien sûr ! C'est même notre exigence en ces domaines.

C'est ce qui fonde notre engagement dans nos actions et nos plaidoyers à  tous niveaux.

La réalité est que le monde va mal.

La réalité est que la crise qui parcourt le monde montre les limites d'un système qui génère lui-même sa propre crise au nom de laquelle il justifie précisément les sacrifices qu'il demande au plus grand nombre.

Il en ressort que les uns sont en train de perdre ce que les autres n'ont pas encore obtenu.

La réalité est que ce processus n'est pas conjoncturel, mais structurel.

Et la réalité du pragmatisme, c'est de s'adapter à la conjoncture, en aucun cas un substitut à l'éveil des consciences pour un monde structurellement plus libre, plus juste, plus équitable qui ne laisserait pas aux générations futures le soin de se partager les restes de nos excès.

Tenir compte de cette réalité là à notre préférence.

Être pragmatique ? Chiche ! Les sujets ne manquent pas.

Combien de résolutions pourtant adoptées par l'ONU, de Sommets de la Terre, de Forum Sociaux Mondiaux, de propositions de lois, d'enquêtes, de décisions de justice, demeurent encore à  ce jour en attente de mise en œuvre institutionnelle au niveau du monde, de grands ensembles, ou encore  au niveau plus local ?

Combien de bonnes initiatives volontaristes fracassées sur l'autel de la bien-pensance des lobbies qui finissent toujours par imposer leurs propres intérêts ?

Le pragmatisme ne peut s'identifier à sa seule incantation, surtout si, au nom du dénigrement des idées passéistes et rêveuses, il tend à devenir lui-même la seule idéologie d'un système mondial à bout de souffle au sein duquel le pouvoir politique à son tour en fait son bréviaire, finalement celui du renoncement et du genou à terre.
 

Gilbert Mitterrand, président de la fondation France Libertés