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Octobre 2009: Danielle Mitterrand s’adresse au Parlement du Kurdistan irakien

15.10.2009

Monsieur le Président
Mesdames et Messieurs les députés

Je suis très heureuse et émue de prendre la parole devant vous. Cela m’arrive d’ailleurs rarement de m’adresser à une assemblée élue. Mais au Kurdistan je me sens chez moi, nous sommes en famille. Et c’est avec ce sentiment que j’aimerais vous dire quelques mots.
Vous venez d’être élus.

Je voudrais d’abord vous féliciter et vous dire combien les amis des Kurdes sont fiers de la façon dont ces élections libres et démocratiques ont été organisées. Je suis heureuse de voir que les femmes sont nombreuses dans votre Parlement, proportionnellement plus nombreuses que dans le Parlement français, que toutes les tendances politiques et les composantes sociales, religieuses et linguistiques de la population sont représentées.

Cette diversité est une richesse et sa représentation fait honneur à votre Parlement. De même, la présence d’une opposition parlementaire est un signe de bonne santé démocratique et de maturité politique. Car la démocratie ne se résume pas à des élections périodiques, aussi libres soient-elles. C’est une culture de débats pluralistes, un système de pouvoirs et de contre-pouvoirs. Pour bien fonctionner, elle a besoin d’institutions solides, d’une société civile active, d’une justice indépendante, de media libres mais responsables.

Je dois dire que le Kurdistan a fait des progrès impressionnants sur la voie de la démocratie. J’ai encore en mémoire les souvenirs vifs de mes tout premiers voyages dans cette partie du Kurdistan.

Quand, fin avril 1991, je suis venue à votre rencontre à travers le Kurdistan iranien, j’ai vu un peuple sur les chemins d’exode, fuyant les persécutions et les armées de Saddam Hussein. J’ai dû franchir la frontière illégalement, à en croire le gouverneur iranien qui m’accompagnait. J’y ai rencontré Massoud Barzani et les autres dirigeants de la résistance à Haj Omaran sur un pré à quelques mètres des champs de mines.

Les images de cet exode m’ont bouleversée tout comme les témoignages des réfugiés kurdes rescapés des attaques aux armes chimiques que j’avais rencontrés en mai 1989 dans les camps de Mardin, Diyarbekir et Mush, au Kurdistan de Turquie.

Ces images ont également bouleversé l’opinion politique française et internationale. La France a alors joué un rôle actif pour faire adopter par le Conseil de sécurité des Nations Unies la fameuse résolution 688 qui a constitué la base juridique de la création d’une zone de protection au Kurdistan. C’est, me dit-on, la première fois dans l’histoire de l’ONU, qu’une résolution faisait mention du peuple kurde. C’est dire combien la diplomatie internationale peut parfois être coupée des réalités humaines des peuples. Il aura donc fallu des dizaines d’années de persécutions, de drames pour que l’ONU s’aperçoive enfin de l’existence de votre peuple et s’intéresse brièvement à votre sort.

Fruit d’un compromis onusien et du sacro-saint principe de non ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat souverain, cette résolution 688 avait beaucoup de défauts que vous connaissez. Elle a néanmoins eu le mérite de vous permettre de retourner sur vos terres, dans vos foyers, de ne pas devenir un peuple de réfugiés et de prendre progressivement votre destin en main.

Je me souviens de mon voyage de juillet 1992 pour assister à la mise en place de votre premier gouvernement d’union nationale issu des élections. J’ai parcouru un pays dévasté, en ruines où les ONG, comme ma fondation, avec beaucoup de bonne volonté et des moyens modestes essayaient de reconstruire avec vous des écoles, des villages, des ponts. Pour assurer la rentrée scolaire nous avions dû imprimer en France, à l’imprimerie nationale, des centaines de milliers de manuels scolaires acheminés par camions. Vos instituteurs, payés à peine quelques dollars par mois, ont fait preuve d’un dévouement extraordinaire pour scolariser les enfants et construire avec eux l’avenir du Kurdistan.

Malgré le double embargo dont vous avez été victimes, malgré les ingérences multiples, y compris militaires, de vos voisins et malgré aussi la période noire du conflit inter-kurdes, vous avez su reconstruire votre pays, bâtir des routes, des aéroports, des écoles, des hôpitaux, des universités. La prospérité économique, la liberté et la sécurité de votre région sont souvent citées en exemple et font rêver vos frères kurdes des pays voisins.

Cependant, vu de loin, nous avons le sentiment que ces progrès, pour remarquable, qu’ils soient, restent encore fragiles. Certes, la redoutable dictature de Saddam Hussein n’est plus là mais vos problèmes institutionnels avec Bagdad ne sont pas encore réglés. Vos voisins ne vous veulent pas tous du bien et l’avenir de l’Irak reste incertain.
Bref, le Kurdistan n’est pas encore la Suisse. Face aux défis nombreux qui vous attendent, vous avez plus que jamais besoin de renforcer l’unité de votre peuple et de déployer des efforts sérieux pour faire connaître votre cause à l’opinion publique internationale et multiplier vos réseaux d’amitié et de solidarité.

L’unité du peuple ne se décrète pas. Elle se construit par des efforts constants pour que le peuple ait confiance dans son système politique. Pour cela, le système doit être démocratique, transparent, juste et solidaire. Dans la tragédie, vous avez été solidaires, fraternels, vous avez partagé le même sort. Si dans la paix vous suivez du libéralisme sauvage sans foi ni loi, vous allez créer une société très inégalitaire au détriment du plus grand nombre. Les phénomènes de corruption vont gangréner la société et affaiblir les liens de fraternité qui faisaient la force de votre peuple.

J’ai entendu dire que certains proposeraient de transformer le Kurdistan en Dubaï ou Qatar. J’ignore si cette perspective est réaliste. Mais en tout cas ce serait bien dommage de vouloir faire de ce pays de haute culture, qui fut l’un des berceaux de la civilisation humaine, un émirat pétrolier rentier et consumériste. Votre peuple y perdrait son âme et son identité.
Je rêve pour ma part pour le Kurdistan d’un modèle de développement durable juste et solidaire. Vous avez la chance d’habiter des terres fertiles, de disposer des ressources en eau relativement abondantes. L’agriculture et l’élevage qui, pendant des millénaires ont fait la richesse de la haute Mésopotamie, semblent aujourd’hui à l’abandon. Et c’est bien dommage. L’autosuffisance alimentaire est la base de la survie d’un peuple. L’eau est une richesse beaucoup plus importante que le pétrole. Car l’humanité a pu vivre sans le pétrole pendant des millénaires mais elle ne peut survivre sans l’eau.

La question du contrôle et de la gestion des ressources en eau va être le grand enjeu stratégique du 21ème siècle et cela nécessite aussi une prise de conscience au Kurdistan.

La Fondation France Libertés se consacre aujourd’hui à promouvoir une idée toute simple qui, cependant se heurte à tous ceux, Etats comme sociétés multinationales, qui méprisent les droits humains les plus élémentaires : l’eau ne peut être traitée comme une marchandise ; c’est un bien commun de l’humanité, la condition essentielle de la vie comme le soleil, la terre et l’air qui conditionnent, ensemble, le maintien de la biosphère. L’Humanité doit respecter l’eau et lui définir son statut de bien inaliénable ; c’est mon combat comme celui de tous les hommes de bonne volonté.

Je sais que ce message sera entendu et compris du peuple Kurde et que votre Gouvernement saura rejoindre le mouvement international des « Porteurs d’eau » que la Fondation France Libertés a initié et qui s’étend aujourd’hui sur tous les continents.

Vous savez mieux que moi que l’avenir de la nation kurde toute entière se joue aujourd’hui au Kurdistan irakien. Si vous réussissez à construire une démocratie exemplaire, cela inspirera les Kurdes des pays voisins et convaincra l’opinion publique internationale que les Kurdes sont capables de gérer leurs affaires dans le cadre des frontières étatiques existantes. Cela ne peut que favoriser le règlement pacifique de la question kurde dans les pays voisins.

Votre Gouvernement, qui a désormais accès aux chancelleries occidentales, peut agir discrètement en ce sens. Il serait de son intérêt et de l’intérêt de tous les Kurdes qu’il y ait dans les principales capitales du monde des représentations diplomatiques, des institutions culturelles kurdes actives et puissantes pour populariser votre cause et renforcer les rangs des amis du Kurdistan.

Dans les moments les plus difficiles de votre histoire, vous avez pu bénéficier de la solidarité active de nombreuses personnalités à travers le monde, d’Andreï Sakharov à Edward Kennedy et Nelson Mandela. Des chefs d’Etat comme François Mitterrand et Bruno Kreisky, des intellectuels comme Sartre et Simone de Beauvoir ont pris votre défense grâce aux efforts de sensibilisation de la diaspora kurde d’Europe.
Cette diaspora est une chance et une grande richesse humaine pour vous. Ne la négligez pas !

De même, il me semble que vous avez un devoir de solidarité active envers vos frères kurdes des pays voisins. Ce sont souvent les intellectuels et artistes kurdes de Turquie qui ont fait connaitre votre cause à l’étranger. J’en suis témoin et j’ai vu aussi l’accueil fraternel réservé par les Kurdes de Turquie et d’Iran aux réfugiés kurdes irakiens. J’ai vu comment les Kurdes de tous bords se sont mobilisés quand nous avons fait venir des camps de Turquie les rescapés d’Anfal, en France.
Maintenant, c’est à vous de faire preuve de fraternité et de solidarité envers eux, ne serait-ce que dans les domaines de la culture, de l’éducation, et des média. Ce sont vos meilleurs alliés des jours difficiles. En les aidant à devenir à leur tour libres, à sauvegarder leur langue et leur culture, vous renforcerez l’unité du peuple kurde, garant ultime de votre propre survie.

Bref, n’agissez pas envers eux comme les gens des Emirats envers leurs frères palestiniens ou égyptiens. Agissez comme les Kurdes ont toujours su agir, en partageant fraternellement, ce qu’ils ont, même leur pain sec.
Au cours de ces presque 30 ans de fréquentation des Kurdes j’ai appris à aimer votre peuple qui est quelque part devenu aussi le mien. Je sais que votre cause est juste et vos traditions sympathiques, attachantes. C’est pourquoi je suis convaincue que le jour où les Kurdes s’entendront entre eux, le monde entier sympathisera avec eux et agira pour leur liberté. On m’a souvent appelée « la mère des Kurdes ». Une mère veut toujours que ses enfants s’entendent bien et qu’ils soient solidaires.

En m’adressant aujourd’hui à vous les élus du peuple, j’ai voulu vous ouvrir mon cœur et partager avec vous mes préoccupations. Comme dans une réunion de famille. L’avenir sera ce que vous en ferez.

Bonne chance à vous.

Et vive le Kurdistan !