Go to the main content
Paul Nicolas

« Presque tout le monde ignore ce qui se passe aujourd’hui pour les Jummas »

19.06.2018

5 questions à Paul Nicolas, qui publie deux ouvrages sur les peuples Jummas du Bangladesh.

Nous accueillons sur notre boutique solidaire en ligne deux nouveaux livres qui traitent des peuples Jummas du Bangladesh. Les Jummas regroupent 11 Peuples Autochtones vivant dans les Chittagong Hill Tracts au sud-est du Bangladesh, ethniquement, culturellement et linguistiquement distincts du reste de la population du pays. Ils représentent près de 1 million de personnes. Depuis les années 1970, avec l’indépendance du Bangladesh, ils subissent sur leur territoire une colonisation de masse qui s’accompagne de violences physiques et sexuelles, d’incendies, d’expulsions. Le conflit, de 1977 à 1997, a fait 10 000 victimes et plus de 100 000 familles ont fui leurs territoires. Beaucoup de Jummas se sont réfugiés en Inde, en Australie, en France. Le traité de 1997 n’est pas respecté et les Jummas continuent à être discriminés.

Danielle Mitterrand est une des premières voix françaises à dénoncer le génocide des Jummas, dès 1986. L’année suivante, elle aide à la venue en France de 72 jeunes garçons jummas. Depuis, France Libertés a toujours soutenu les Jummas dans leurs actions et dénoncé les violations dont ils sont toujours victimes au Bangladesh, par le biais de pétitions, conférences de presse, dénonciations auprès des organes des droits de l’homme des Nations Unies…

Paul NicolasPaul Nicolas a accueilli un des 72 enfants jummas. Professeur agrégé de géographie, il a réalisé une thèse sur la communauté jumma de France et ses liens avec le Bangladesh.

Il publie deux livres : l’un retrace l’histoire de la ‘fabrique’ de la minorité Jumma au Bangladesh et l’autre décrit la manière dont les 72 sont à l’origine d’une communauté de 400 personnes en France qui reste en lien étroit avec la région du Bangladesh où se trouvent leurs familles.


1) Qu’entendez-vous par le terme « fabrique » de la minorité Jumma ?

De nombreux États, aujourd’hui, sont en conflit violent avec une minorité. Celle-ci affirme souvent une longue histoire hors de l’État qui l’englobe et de fortes différences culturelles. Ce n’est pas le cas des Jummas. La minorité jumma a été « fabriquée » au cours des deux derniers siècles. J’utilise ce terme qui évoque quelque chose de « bricolé », sans dessein préalable plutôt que le mot construction. Avant la colonisation anglaise existaient des populations diverses par leurs langues, leurs religions, leurs coutumes connues sous le nom de Peuples des collines qui vivaient dans les Chittagong Hill Tracts. Ce sont deux siècles de domination et de mises à l’écart qui ont progressivement forgé l’unité de ces peuples. À l’œuvre dans cette fabrique, le colonisateur britannique, le Pakistan puis le Bangladesh depuis 1971 : chacun a accaparé les richesses de ce territoire, sans y associer les populations autochtones. Cette mise à l’écart a été facilitée par l’image que ces acteurs ont construite de ces populations : pour les Anglais des tribus sauvages à isoler, pour les Pakistanais des peuples attardés rétifs au développement. Dans les années 1980, ces peuples divers trouvent dans la lutte armée une unité et s’affirment alors comme Jummas. Ils s’opposent à l’arrivée planifiée, imposée par la force, de 400 000 colons bengalis (population majoritaire du Bangladesh, pour la plupart musulmans). Cet affrontement s’est terminé par un traité international en 1997.

2) Quelle est la situation des Jummas du Bangladesh plus de 20 ans après la signature de ce traité ?

Les accords de 1997 restent largement inappliqués. Ainsi, contrairement aux clauses de ce traité, l’armée reste très présente dans les Hill Tracts. Elle est ressentie par les Jummas comme surdimensionnée au vu des effectifs de la population et vécue comme une armée d’occupation hostile. C’est elle qui pilote le « développement » sans consultation des instances autochtones comme le prévoit l’accord de 1997. Les Jummas continuent à être spoliés de leurs terres, les incidents sont nombreux avec les Bengalis comme celui qui s’est produit en juin 1997 à Longudu où 300 maisons jummas ont été incendiées obligeant leurs habitants à fuir. Les atteintes aux droits de l’homme (pratique de la torture, viols, etc.) demeurent largement impunies, surtout quand elles sont l’œuvre des forces de l’ordre. En février de cette année, la femme de Devasish Roy, chef coutumier des Chakmas, a elle-même été agressée alors qu’elle venait au chevet de deux jeunes filles jummas qui avaient été violées.

3) Comment s’est déroulée l’arrivée en France des 72 enfants Jummas et comment se sont-ils intégrés ?

Les 72 sont arrivés en France légalement, en 1987, depuis des camps en Inde où ils étaient réfugiés. Ils sont arrivés grâce à l’action déterminée d’une association Partage avec les enfants du Tiers-Monde. Pour cette action, Partage a su obtenir le soutien de nombreuses personnalités, en particulier de Danielle Mitterrand. Accueillis dans des familles françaises, ils ont trouvé leur place en France et tous y sont restés. À partir de nombreux entretiens, mon livre explique dans quel état d’esprit ils sont partis vers la France, comment ils se sont progressivement intégrés, pourquoi ils ont repris contact avec leurs familles auxquelles ils apportent de l’aide, et enfin pourquoi beaucoup se sont mariés avec des femmes jummas.

4) Pourquoi parlez-vous aujourd’hui de communauté transnationale jumma ?

Le 26 août 2018, 400 personnes ont fêté le 30° anniversaire de l’arrivée des 72 en France. 40 des 72 étaient présents, beaucoup avec leurs épouses jummas et il y avait dans l’assistance des Jummas invités venus des Hill Tracts et des réfugiés jummas arrivés en France depuis les années 2000. Cela montre la persistance de relations très fortes entre eux et le fait que cette communauté entretient aussi des liens transnationaux avec sa région d’origine.

5) Paul Nicolas, pourquoi publier ces deux ouvrages sur les Jummas ? Quels messages souhaiteriez-vous faire passer aux lecteurs ?

72 garçons arrivant ensemble et créant une communauté transnationale tout en s’intégrant très bien en France : il y a là un beau sujet de réflexion, à l’heure où les migrations font si peur. Je voulais aussi que cette petite communauté puisse garder des traces précises de son origine. Par ailleurs, peu de choses existent en sciences humaines sur le Bangladesh et à fortiori sur les Jummas. Enfin et surtout, si l’on parle beaucoup – et à juste titre – du sort tragique des Rohingyas, presque tout le monde ignore ce qui se passe aujourd’hui pour les Jummas et ces livres pourraient contribuer à mieux faire connaitre leur situation bien difficile au Bangladesh.